Noces d'Astrakhan, où on apprend aussi pourquoi on dit "Saoul comme un Polonais"...

Publié le 30 Septembre 2017

Cosaque de Fabergé (1912) - Photo Shakko - Wikimedia Commons

Cosaque de Fabergé (1912) - Photo Shakko - Wikimedia Commons

Astrakhan (prononciation Astrar'han) est une ville de Russie, peuplée aujourd'hui d'un demi-million d'habitants et située à l'embouchure de la Volga, le grand fleuve de ce pays, cher à ses écrivains, au bord de la Mer Caspienne. Elle fut la capitale, aux XVe et XVIe siècles, d'un khanat mongol, après avoir fait partie de celui de Kiptschak[1]. Ce dernier, géré par la Horde d'Or, avait vassalisé les principautés russes. Elle doit sa célébrité au caviar, extrait de cette mer intérieure, mais elle évoque également toute l'immensité des steppes d'Asie centrale, jadis royaume de Gengis Khan, puis des Tatares puis, enfin, celui des Cosaques.

 

Fiers cavaliers de la plaine, très bien adaptés aux conditions rudes qui ont mis à terre bien des tentatives d'invasions du territoire russe, les Cosaques sont bien, en cela, les lointains et dignes héritiers des cavaliers Mongols. Il est d'ailleurs tout à fait révélateur de voir que seuls les peuples de l'Est ont pu au moins une fois battre le pouvoir russe. Les Cosaques, qui ont justement popularisé la toque d'astrakan, ont dans notre pays une sacrée réputation, et leur légende doit beaucoup à leur présence parmi les troupes d'occupation des Alliés, en 1814, à la fin de la grande épopée napoléonienne. On leur doit, paraît-il, le mot si français de « bistrot » qui, selon certains, viendrait du mot « bistro » qui, en russe, veut dire « vite ». Légende plaisante s'il en est. Comme quoi les Cosaques seraient buveurs impénitents et impatients. D'ailleurs, dans notre pays si peu au fait des subtilités slaves, et qui a tendance à tout fourrer dans un même sac, il y a peu de différences entre les Polonais que l'on croit toujours saouls et ces fameux Cosaques, dont les plus célèbres doivent être ceux du Don.

 

Tordons le cou à la légende et revenons-en, si vous le voulez bien, à cette fameuse épopée napoléonienne. Car c'est au Corse que nous devons cette expression qui rend hommage à nos amis Polonais. Je dis amis, car nos deux pays (et cela les Polonais le savent encore, et même si bien qu'ils y pensent pour nous) sont des amis de longue date : autrefois un grand royaume, la Pologne fut dépecée et partagée entre Russie, Prusse et Autriche. Napoléon leur redonna la liberté, et les Polonais vouent depuis lors à la France une amitié indéfectible, ce que nous ignorons superbement le plus souvent[2].

 

Or, donc, lors d'un bivouac, le camp français fut attaqué par surprise. Les Polonais, alliés de Napoléon, résistèrent vaillamment alors que les Français, abrutis par l'alcool, furent défaits et ne durent leur salut qu'à leurs alliés. Non pas que les Polonais n'eussent pas bu : ils font de l’excellente vodka et chacun sait que l’alcool est souvent le meilleur compagnon du soldat. Aussi Napoléon eut ces mots très durs envers ses hommes : « Messieurs, soyez saouls d'accord, mais saouls comme des Polonais ! » Être saoul comme un Polonais n'est donc pas donné à tout le monde : c'est bien « tenir l'alcool » et je dissuade ici chacun d'essayer.

 

Ensuite, pour réapprendre la géographie à mes concitoyens, je les invite à consulter une carte : la Pologne et le Don sont distants de près de 2 000 kilomètres, aucun risque, donc de les confondre. Mettre Polonais et Cosaques dans le même sac, c'est dire que Français et Espagnols sont identiques. Astrakhan est encore plus loin, et est la capitale des steppes de la Volga. Là, les terres sont bien plus pauvres que dans le bassin du Don, véritable grenier à blé de l'Ukraine, et seul l'élevage ovin peut s'y maintenir. On y élève donc depuis des siècles, sinon des millénaires, la race de mouton dite Karakul, d’origine turque, dont les agneaux ont le pelage sombre, presque noir, et dont la laine* est très souple, finement bouclée. C'est précisément cette laine qui, ensuite, était exportée par la ville d'Astrakhan, venue d'Afghanistan, d'Iran du Nord ou du Turkestan, où il est également appelé Boukhara.

 

 De la laine ? Enfin, non, ce n'est pas tout à fait exact, puisqu'on parle ici de peaux... Oui : ce sont les peaux des agneaux karakul qui forment l’astrakan, ceux qui, quelques jours après la naissance ou même lorsqu'ils viennent au monde, sont tués, écorchés et consommés, leur fourrure servant à vêtir les élégantes, à raison d'une trentaine de peaux pour un manteau, un peu moins pour un manchon, qui fut à la mode dans les années vingt et trente du XXe siècle.

 

Cruel, dites-vous ? Reprenons au début : l'immense steppe d'Asie centrale est une zone aride, brûlante en été et glacée en hiver, aux ressources alimentaires très maigres. Par le jeu implacable de la sélection naturelle, combien d'agneaux survivraient aux premières semaines de vie si on laissait faire la Nature ? Il est donc plus rationnel de les tuer et d'en tirer profit (sachant que tout est consommé). Est-ce plus « humain » de tuer rapidement plutôt que de laisser sa « chance » à l’animal alors qu'il aura entre 70 et 90 % de risques de ne pas survivre plus de quelques semaines ? Cela est à décider en votre âme et conscience.

 

L'astrakan-fourrure eut sa période de gloire entre le XIXe et la première moitié du XXe siècle, et elle fut si prisée que des tentatives d'acclimatation du karakul furent tentées dans d'autres contrées. C'est ainsi qu'un Allemand, nommé Thoren, installa un troupeau de moutons dans le Sud-Ouest Africain, l'actuelle Namibie, qui, en 1909, était sous domination allemande. Le breitschwanz, (« large-queue[3] ») autre nom de l'astrakan, porte alors un nouveau nom : le swakara, acronyme de « South-West African Karakul », mais le mode d'élevage est le même. Les conditions climatiques du Sud-ouest africain sont en effet très semblables à celles des steppes et des montagnes d’Asie centrale, même si la qualité du swakara est moindre que celle du « vrai » karakul. Préférez toujours l'original à la copie, on dirait un slogan pour promouvoir les marques.

 

Alors, aurez-vous envie de vous vêtir d'un manteau fait de cette somptueuse fourrure, aussi chère que le chinchilla* et qui, comme elle, ne supporte que le travail manuel ? C'est avant tout affaire de conscience et, il faut bien le dire platement, de ressources financières. Mais comme le dirait Vincent Poursan, commerçant unique et préféré d’Achille Talon : « Si votre banquier a les moyens, vingt-quatre mensualités suffiront peut-être ».

 

Vous voulez lire le livre entier ? C'est par ici.

 

[1] Un de ces mots plus faciles à écrire qu’à prononcer.

[2] La France s’en est cependant rappelé en septembre 1939, en déclarant la guerre à l’Allemagne nazie suite à l’agression de cette dernière envers la Pologne.

[3] Connu sous l’appellation anglaise similaire broadtail.

Rédigé par Nicolas PERROT

Publié dans #Noces d'Astrakhan

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